Une chronique de Moteur de recherche dans laquelle j’aborde les liens entre féminisme et BDSM.
Une auditrice nous demande :
« Je suis une vive militante féministe et j’ai de fortes convictions inhérentes à ce mouvement politique et social. Toutefois, au lit et dans ma relation hétérosexuelle, je préfère et je désire être dominée par mon partenaire, voire même être en situation d’infériorité. Qu’est-ce qui peut expliquer une telle dichotomie? »
– Estelle, auditrice
D’abord, précisons que, comme l’auditrice parle de situation d’infériorité qui, pour moi, fait écho à la soumission, j’ai élargi au BDSM, qui comprend cette dynamique. C’est aussi un cas de figure que je croise fréquemment en clinique.
BDSM 101
Pour les gens qui ne connaissent pas le BDSM, voici un petit résumé :
BD: B pour Bondage, D pour Discipline;
Ds: D pour Domination, s pour Soumission;
S et M pour Sadomasochisme
J’aime la définition de Jessica Caruso, autrice de BDSM 101: les règles du jeu (VLB, 2024), dont l’édition vient tout juste d’être mise à jour et augmentée. Le BDSM est « […] un ensemble de jeux sexuels caractérisés par l’érotisation de la douleur et de ce qu’on appellera […] l’échange de pouvoir. »
Féminisme et BDSM : un certain paradoxe
La question de l’auditrice met en lumière une relation qui peut sembler paradoxale. En effet, comment avoir des valeurs féministes d’égalité et de lutte contre les oppressions, tout en acceptant, dans l’intimité, ce qui peut sembler tout l’inverse ? Pourquoi se soumettre à un homme, sexuellement parlant, alors qu’au quotidien, on lutte pour l’émancipation des femmes et l’abolition de la domination masculine ? Peut-on être féministe et aimer ce genre de dynamique sexuelle ?
Eh bien, oui. Absolument. Je vous explique.
DES féminismes
Rappelons-nous que la base du féminisme, c’est : « [Un] Ensemble d’idées et de mouvements orientés vers un but commun : atteindre l’égalité entre les femmes et les hommes dans toutes les sphères de la vie pour une société plus juste, plus heureuse et plus prospère. » – Conseil du statut de la femme
Différents mouvements et vagues féministes ont, à travers les époques, mis en lumière divers enjeux qui ont élargi le champ d’action du féminisme. Pensons au féminisme intersectionnel. Il considère que « les sources de discrimination se chevauchent et se renforcent mutuellement ». Comme le cas d’une femme trans noire lesbienne qui vivra non seulement du sexisme, mais aussi du racisme, de la transphobie et de l’homophobie. Ce qui ressort aussi souvent des mouvements féministes, c’est de vouloir renverser le patriarcat, c’est-à-dire la domination des hommes sur les femmes.
On comprend peut-être mieux comment la soumission à un homme dans l’intimité semble incompatible avec le féminisme. Mais le voir ainsi est réducteur. Voici plusieurs raisons pour lesquelles féminisme et BDSM peuvent être compatibles.
Le consentement et la communication
Ce sont des bases importantes du féminisme et du BDSM. D’ailleurs, les pratiques BDSM, dont la soumission, reposent sur un consentement éclairé et des communications claires. Les jeux sexuels et érotiques sont réalisés dans un cadre préétabli. Ils sont consentis de façon formelle et non juste implicite. Les différentes formes de violence (j’aime mieux parler de limites) impliquées dans ces échanges (ex.: impact play (fessée), dynamique Domination/soumission, etc.) sont ajustées et graduées selon des directives préalablement discutées. Pas pour rien qu’on parle de « scène » pour évoquer l’espace créé pour « jouer ».
Pour faire une comparaison simple, imaginons une personne qui s’entraîne dans un gym. Celle-ci va probablement avoir une routine, un objectif et on va graduer les poids selon sa capacité et l’évolution de son entraînement. Il y aura un niveau de douleur accepté et acceptable pour arriver à un certain état physique et mental (se muscler, se détendre, réduire l’anxiété, préparer un marathon, etc.). Dans le cas des pratiques BDSM, on va aussi jouer avec les différents outils/jouets et degrés de douleur pour atteindre un certain état mental et physique (ex.: subspace, détente, état de conscience modifiée, paix intérieure, etc.). Étrange de rechercher la douleur, donc? Pensez-y la prochaine fois que vous courez votre 5 km; vous êtes consentant.e.. Et ça vous apporte probablement du plaisir et de la fierté!
Le droit à l’autonomie
Plusieurs mouvements féministes, dont la vague sex-positive, mettent de l’avant le droit des femmes à disposer de leur corps comme elles l’entendent. Le corps des femmes est, encore de nos jours, un terrain fertile pour y apposer des normes (ex. : critères de beauté), pour le réglementer (ex. : le droit à l’avortement est constamment en danger) et pour le juger (ex. : une femme doit avoir l’air de ceci ou cela, doit agir comme ceci ou cela). Reprendre ce corps et en faire le véhicule de ses propres choix et non ceux imposés par la société permet de contrer ces injonctions. C’est aussi l’occasion de décider de ce qui est bon (ou mauvais) pour soi. Incluant l’envie d’être dominée.
C’est peut-être aussi une façon de sortir d’un rôle quotidien exigeant et drainant, comme la militance. De se donner le droit de se décharger de cela dans l’intimité en laissant le ou la partenaire dicter ce qui se passe et prendre les décisions.
L’échange de pouvoir
On l’a dit: le BDSM est un jeu d’échange de pouvoir. Et cela va dans les deux sens. Plutôt que de voir la soumission comme un rôle passif, on peut, au contraire, le considérer sous un angle féministe de prise de pouvoir. Comment ? La personne soumise décide d’offrir le pouvoir à son ou sa partenaire de la soumettre. Cela change complètement la lunette avec laquelle on regarde ces pratiques. Féminisme et BDSM peuvent se retrouver.
C’est un pied de nez à l’obligation d’être soumise par l’homme, idée que l’on retrouve dans de nombreux discours masculinistes actuels. En effet, dans ces propos entendus chez les influenceurs masculins de droite, la femme est considérée comme un objet. C’est un être sans réelle volonté, une proie fragile. On lui enlève son agentivité, on lui impose une place, une posture. Dans le BDSM, c’est l’inverse : le pouvoir est entre ses mains. Celui de vivre cette soumission, de la choisir, de la vouloir et de la stopper quand elle le veut. Le jeu de pouvoir ici exploré n’est pas du tout le même que les oppressions quotidiennes qui sont créées au sein d’un système patriarcal. Elles sont subies et non pas choisies.
L’exploration des traumas
Pour certaines personnes, les pratiques BDSM peuvent être cathartiques. Il est possible de revisiter certains traumas vécus, par exemple des violences sexuelles. Le trauma play peut être utilisé pour revivre ou re-scripter l’événement traumatique et reprendre du pouvoir sur son corps et sa sexualité. Comme cela se fait dans un cadre et un espace contrôlé et consensuel, la personne peut arriver à trouver de l’empowerment à surpasser le trauma vécu. Elle peut alors exercer un contrôle sur quelque chose qui, de prime abord, découle de l’absence complète de contrôle.
Par contre, si certaines personnes arrivent délibérément à re-créer un événement traumatique vécu et réussiront à trouver une forme de guérison dans cet acte, d’autres n’en seront simplement pas capables. Comme il s’agit d’un exercice assez exigeant et difficile, cela ne peut pas convenir à toustes. Et ce n’est pas non plus la solution pour toustes.
Jouer avec les rôles de genre
On peut vouloir déconstruire les rôles de genre dans le quotidien, mais les embrasser dans l’intimité. Tout comme on peut enfiler le costume d’un personnage le temps d’un meurtre et mystère maison, on peut aussi jouer le jeu des stéréotypes de genre et reproduire une dynamique que l’on ne désire pas vivre dans sa vie et y prendre plaisir. Pour de nombreuses personnes, c’est un affranchissement des règles qui permet d’être qui l’on veut et de vivre sa sexualité comme on l’entend.
Par exemple, on peut être le patron ou la patronne d’une grande entreprise, être responsable de nombreuses équipes, avoir à gérer de multiples dossiers à la fois. Une fois arrivé.e à la maison, on peut changer complètement de rôle et prendre plaisir à délaisser toutes prises de décisions et se décharger, en tout ou en partie, des responsabilités. Aurait-on l’idée de remettre en question la pertinence de son travail et sa capacité à gérer une entreprise à cause de cela? Bien sûr que non. Donc cela n’enlève pas de « crédibilité féministe », si l’on veut.
Exit le kink shaming
Juger une personne parce qu’elle a un kink en particulier, soit faire du kink shaming, est anti-féministe. Cela perpétue la honte associée à la sexualité féminine. Elle a déjà eu son lot de jugements de valeur sur ce qu’une femme devrait faire ou pas, aimer ou non, dans la vie comme au lit. Si l’on prône l’autonomisation, cela implique aussi de laisser la personne décider de ce qui lui convient sexuellement. Et ce, peu importe la forme que cela prend (et tant que tout le monde est consentant!).
La sexualité est une partie de nous
Chaque personne a une sexualité qui lui est propre. Celle-ci ne détermine pas l’entièreté de ce que l’on est. Il s’agit d’une facette parmi tant d’autres. Ainsi, il est tout à fait possible d’être une militante féministe convaincue et d’apprécier des formes de sexualité qui inclut des jeux de pouvoir, dont la Domination/soumission. Ce n’est pas antinomique de faire cohabiter les deux, car les êtres humains sont complexes. Ils sont remplis de contradictions et leurs besoins peuvent parfois se trouver à des opposés. Ce qui n’empêche pas d’en faire des personnes fonctionnelles et tout à fait équilibrées.
Une question de choix
Je terminerai ici en rappelant que l’on parle ici de pratiques consenties et désirées. L’auditrice le spécifie : elle choisit, volontairement, d’entrer dans cette dynamique de pouvoir et l’apprécie. Ce qui est tout à fait différent d’une personne à qui on l’impose. S’il s’agit d’un choix délibéré, d’un réel désir de vivre ce type d’interactions érotiques et que cela permette à la personne de s’épanouir, d’avoir du plaisir et d’être bien, alors oui, c’est tout à fait féministe d’aimer le BDSM.