Vous vivez avec des ados ou de jeunes adultes à la maison ? Vous avez alors peut-être entendu parler du terme « body count ». Il circule énormément sur les plateformes sociales. C’est une tendance assez populaire qui prend de plus en plus de place dans le langage courant. Il amène aussi des questionnements importants sur les rôles traditionnels de genre et sur notre façon de percevoir la sexualité.
Traumavertissement : propos haineux envers les femmes, mention de viols
D’où vient l’expression ?
Le terme body count aurait été recensé pour la première fois en 1962 pendant la Guerre du Vietnam. Selon le dictionnaire Merriam-Webster, c’est un terme militaire qui fait référence au nombre de personnes abattues du côté de l’ennemi. C’est donc, littéralement, un « décompte des corps ». C’est en 2010 que son sens aurait changé sur des plateformes comme reddit et 4chan. Il est toutefois difficile de retracer qui est à l’origine de ce changement de sens. Toujours est-il qu’on l’utilise dorénavant – particulièrement chez les jeunes générations – pour dénombrer les personnes avec qui un individu a eu des relations sexuelles.
Donc, si une personne a eu des relations intimes avec 10 personnes, son body count est de 10. Si elle a été avec 57 personnes, c’est le nombre 57 que l’on retient et ainsi de suite. L’expression a été largement reprise par de nombreux influenceurs masculins, dont Andrew Tate, tête d’affiche de la manosphère.
* Manosphère : désigne une grande variété de groupes d’hommes actifs sur Internet et hors ligne. Nombre d’entre eux se décrivent comme luttant contre les idées progressistes (ou « woke ») sur l’égalité des sexes et des genres. (Musée canadien pour les droits de la personne)
* Il s’agit d’un ancien sportif qui s’est lancé sur les plateformes sociales. Il utilise ses plateformes pour mettre de l’avant des discours extrêmement haineux et misogynes. Il est extrêmement populaire auprès de jeunes hommes qui suivent ces préceptes. Son frère et lui sont d’ailleurs actuellement en attente de leur procès pour trafic humain et viols.
À quoi ça sert ?
Le but de ce calcul est de qualifier le comportement sexuel d’une personne. Les gens qui utilisent l’expression body count de façon sérieuse ont habituellement des propos assez tranchés. Par exemple, on estime que plus une personne a un nombre élevé de partenaires, moins elle a de valeur. En somme, on devrait avoir le moins de partenaires sexuels possible afin de préserver une forme de « pureté ». Et aussi pour être ce que l’on considère comme un.e partenaire sérieux.se. On a pu voir de plus en plus de jeunes hommes adhérer à l’idée du body count en l’utilisant pour filtrer des partenaires qui sont, selon eux, trop actives sexuellement.
Des influences… avec des conséquences
C’est le cas de l’influenceur québécois Alex L’Abbée. En mai 2023, il était de passage au balado Liberté d’être avec Myriam Pelletier. Il dit : «Plus tu as un body count élevé, plus ton ocytocine diminue dans ton cerveau, plus ça devient difficile pour toi de connecter avec les gens, plus le risque de divorce est élevé». Le jeune homme met ici de l’avant l’ocytocine, souvent nommée « l’hormone de l’amour » ou « l’hormone de l’attachement ».
On l’appelle ainsi car elle facilite l’accouchement et la création d’un lien entre la mère et l’enfant. Selon la Harvard Medical School, elle fait partie des hormones de type « feel good » avec la sérotonine, la dopamine et les endorphines. Elle agirait aussi sur les interactions sociales. Par exemple, elle peut avoir un effet positif sur le lien de confiance entre les personnes. Du côté de l’Hôpital général juif, dans leur division de la recherche en psychiatrie, on peut lire que « l’ocytocine pourrait jouer un rôle dans les relations monogames ». Toutefois, les études nommées sont faites sur des campagnols.
Mais revenons à notre jeune influenceur, Alex L’Abbée. Il se fie peut-être à certaines études malheureusement un peu datées. Par exemple cette étude de 2013 qui suggère que l’ocytocine pourrait peut-être aider les hommes à demeurer fidèles à leur partenaire en activant le centre de la récompense dans le cerveau. Un papier de 2007, publié dans la revue Cell Metabolism nomme le « pair bonding » ou l’établissement de liens entre partenaires, parmi les qualités que l’on retrouve chez l’ocytocine.
Par contre, il n’existe actuellement pas d’études qui permettent de dire qu’un nombre élevé de partenaires a des effets nocifs sur l’ocytocine. Ni qu’on peut la « gaspiller ». De plus, mettre toute la faute sur l’ocytocine, c’est également une vision très essentialiste des relations humaines. C’est aussi oublier que les relations intimes et la sexualité reposent sur des construits sociaux. Ils nous influencent et nous affectent.
Problèmes à l’horizon
Le problème avec le body count, ce n’est pas tant de faire le décompte des gens avec qui on couche. Si on se lance là-dedans comme on le ferait avec nos minutes d’entraînement par jour ou pour calculer la quantité d’eau que l’on boit, pourquoi pas. Mais la ta tendance est plus insidieuse qu’un simple suivi de ses bonnes ou mauvaises habitudes. D’ailleurs, notre collègue Mélanie Millette, interviewée dans le magazine L’Actualité explique : « Cette pratique s’inscrit dans un ressac des idées antiféministes, qui gagnent du terrain avec la montée des valeurs d’extrême droite. L’idée est de ramener la femme à l’état de subalterne de l’homme ». Voici pourquoi :
- C’est un exemple du double standard entre les femmes et les hommes.
En effet, cette mode s’applique habituellement beaucoup plus aux femmes qu’aux hommes. Les adeptes du body count – du moins les plus vocaux – sont souvent des influenceurs masculins. Ces derniers croient fermement que les femmes perdent de leur valeur intrinsèque lorsqu’elles couchent avec un trop grand nombre de partenaires. On remarque aussi que – sans surprise – ces mêmes influenceurs adhèrent fortement à des valeurs traditionnelles de féminité et de masculinité. C’est-à-dire qu’ils véhiculent des stéréotypes de genre problématiques, voire particulièrement nocifs. Comme le tristement célèbre Andrew Tate, qui considère qu’une femme est la propriété de son mari ou qu’aucune femme ne peut être indépendante. Discours qui a influencé nombre de jeunes hommes qui ont embrassé ses théories dangereuses et non scientifiquement fondées.
Les préceptes autour du body count nous font comprendre que les hommes ont le droit d’avoir autant de partenaires qu’ils le souhaitent, sans que cela n’ait d’influence négative. Au contraire. On considère un homme qui a plusieurs conquêtes comme un tombeur. Un homme qui sait s’y prendre et qui, socialement parlant, réussit. Mais j’y reviens.
- C’est du slutshaming. (ou « stigmate de pute » ou de « stigmatisation des salopes »)
On va « critiquer, stigmatiser, culpabiliser ou encore déconsidérer toute femme dont l’attitude, le comportement ou l’aspect physique sont jugés provocants, trop sexuels ou immoraux. » Le body count véhicule l’idée qu’une femme qui a eu ou a plusieurs partenaires doit être jugée sur sa sexualité. On va même jusqu’à considérer qu’elle est moins fiable. Moins propre (dans le sens qu’elle a été « trop » utilisée »). Donc moins intéressante. Pire encore; sa valeur fondamentale est affectée. Ces idées nous rappellent celles sur la virginité féminine, dont la prémisse repose sur la honte liée à la sexualité des femmes.
- C’est une objectification.
Derrière le body count se trouve une objectification des femmes. D’ailleurs, les analogies avec les automobiles pleuvent dans la manosphère. On peut aisément trouver des métaphores comme l’expression « High Mileage Women ». C’est-à-dire une femme qui a du milage à son compteur. Selon ces hommes, plus une voiture a de l’âge, moins elle a de valeur de revente. Conséquemment, aller vers une femme qui a eu beaucoup de partenaires – donc qui a du « milage » – c’est baisser sa propre valeur. On évoque aussi souvent l’exemple de « la clé VS la serrure ». En résumé, si une clé peut ouvrir plusieurs serrures, c’est une clé maîtresse. Par contre, si une serrure peut être ouverte par plusieurs clés, c’est une mauvaise serrure. Ce concept est extrêmement déshumanisant et démontre qu’encore de nos jours, on peut traiter les femmes comme des objets.
Faire preuve de vigilance
Au final, on comprendra que le body count est un concept misogyne. Et, malheureusement, depuis quelques années déjà, il circule abondamment dans les contenus disponibles sur le Web et les médias socionumériques. On apprenait d’ailleurs, dans une étude conjointe de la University College London et la University of Ken parue en 2024, que les algorithmes des plateformes sociales amplifient les contenus misogynes. Pire, ils les normalisent. C’est un constat que l’on peut observer autant dans des classes en faisant de l’éducation à la sexualité qu’en clinique.
Comme parent ou proche, il peut être inquiétant de voir cette montée de contenus radicaux s’infiltrer dans la vie des jeunes. J’en appelle donc à la vigilance des parents et à leur capacité à communiquer avec leurs jeunes. Question de s’assurer que celleux-ci ne tombent pas dans ce tourbillon d’informations qui peuvent s’avérer extrêmement nocives. Le Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence offre d’ailleurs des outils et des formations pour en savoir plus sur le sujet et apprendre à intervenir dans des situations du genre.