Un auditeur nous envoie la question suivante :
Dans le film When Harry met Sally, la thèse est que toutes les amitiés entre hommes et femmes finissent par se retrouver dans une relation romantique. À quel point est-ce vrai ? Est-ce que les hommes et les femmes peuvent être de proches amis sans entretenir une relation intime?
La réponse peut être très courte et très simple. OUI, à la base, les femmes et les hommes peuvent tomber en amitié avec le sexe opposé. Et NON, ces amitiés ne sont absolument pas vouées à l’échec. MAIS, ce serait faire fi de tous les conditionnements sociaux et de la socialisation genrée. Cela fait que, à même notre éducation, on croit difficilement une telle chose possible. Je vous explique pourquoi.
Un conditionnement précoce
Prenons les enfants en âge d’aller à la garderie. Vous avez sûrement déjà entendu un parent dire à sa progéniture « Est-ce que c’est ton petit amoureux/ta petite amoureuse?», alors que l’enfant évoque simplement un.e ami.e qu’il ou elle vient de se faire. Le message ? Pour un garçon, les filles sont de potentielles amoureuses. Et pour les filles, ce sont évidemment les garçons. Bien sûr, à cet âge, les enfants peuvent avoir des sentiments pour leurs copines et copains. Ils et elles peuvent développer des histoires d’amour, même si celles-ci n’auront pas les mêmes fondements que celles des adultes.
Cela dit, il reste qu’on n’entend jamais (ou rarement) cette question quand il s’agit de deux enfants du même genre. En agissant ainsi, on impose plusieurs conditions aux jeunes :
1) l’hétérosexualité est la norme;
2) l’amitié entre garçons et filles n’existe pas vraiment, puisque, ce qui est attendu entre elleux, c’est le sentiment amoureux.
Sans oublier que, très tôt, on s’assure que les jeunes filles comprennent qu’elles sont à risque face à leurs congénères masculins. Elles doivent faire attention à leur façon de parler, d’agir et de se vêtir, sous peine d’être harcelées ou, pire, violentées par ces derniers. Ce qui nous amène à la tension sexuelle.
La tension sexuelle
La tension sexuelle met aussi en danger l’amitié hommes-femmes. Encore aujourd’hui, on baigne dans la croyance suivante: les pulsions sexuelles sont incontrôlables, particulièrement chez les hommes. Ceci a plusieurs effets. D’abord, on positionne la personne masculine comme étant incapable de s’investir dans ce type de relation autrement que par intérêt sexuel. En ressortent des relations d’amitié faussées, car elles ne sont pas investies de la même façon. Et, surtout, pas du tout avec les mêmes visées.
Notre culture hétéronormative met aussi en scène des tas de scénarios qui démontrent une tension sexuelle entre les hommes et les femmes. Tension à laquelle, semble-t-il, personne ne peut échapper. C’est ce que nombre de films (When Harry met Sally, par exemple), séries télévisées, sitcoms (Big Bang Theory, Friends, New Girl) et téléréalités nous ont dépeint depuis des années. Pensons à Occupation Double : on met des hommes et des femmes ensemble et on attend, littéralement, que la tension sexuelle se manifeste. Gageons qu’Occupation amicale double pognerait pas mal moins… On y trouve aussi énormément de conflits causés par la jalousie, un autre élément qui affecte les amitiés hommes-femmes.
La normalisation de la jalousie
Dans une chronique sur la différence entre le désir sexuel des hommes et des femmes, je discutais justement de cette idée de « romance prédatrice ». Dans la culture populaire et l’imaginaire collectif, on a normalisé le fait que les hommes chassent les femmes comme des proies. Comment tisser des liens d’amitié dans ces conditions? Cela peut amener une notion de compétitivité et des comportements de prédation comme la menace, la colère, l’usage de violence. Pas pour rien que nombre de couples rencontrent des conflits quand une amitié féminine ou masculine s’invite dans le portrait. Même s’il n’y a souvent rien à craindre. Des insécurités et des peurs émergent quand même et on voit cela comme un danger pour la sécurité du couple.
D’ailleurs, jusqu’à ce mercredi 6 décembre 2023, c’est la campagne 12 jours d’action contre les violences faites aux femmes. Elle nous rappelle que la jalousie, souvent évoquée pour expliquer des paroles et gestes violents, demeure une prise de contrôle sur l’autre. Pas une preuve d’amour.
Mixed signals, mixed feelings
Selon plusieurs études réalisées dans les vingt dernières années, les hommes et les femmes n’ont pas la même façon de percevoir l’intérêt sexuel. D’après une étude de 2014, les hommes auraient tendance à percevoir les comportements des femmes comme de l’intérêt sexuel, quand celles-ci auraient plutôt démontré des signaux amicaux. Fait intéressant : l’étude a été réalisée en Norvège, un pays réputé en ce qui concerne l’égalité des genres, mais les résultats sont les mêmes qu’aux États-Unis, où, de ce côté, c’est loin d’être gagné.
Cela peut probablement s’expliquer par plusieurs éléments. Les hommes connaissent des avantages sociaux à aller à la conquête d’une compagne (de vie ou de lit). Ils ont plus de chance d’augmenter leur statut social en démontrant leur capacité à séduire. Et, plus ils ont du succès, plus cela améliore l’image que l’on se fait d’eux. Les femmes, de ce côté, ont plus à perdre. On a tendance à les juger négativement. On pourra même les accuser de promiscuité ou de vouloir prendre avantage des hommes qu’elles attirent. C’est un peu une loose-loose situation; bref, un double standard.
Ajoutons également que l’amitié est beaucoup moins valorisée que les relations amoureuses. Ceci est la conséquence, entre autres, de la friendzone ou « zone de l’amitié ».
L’effrayante zone de l’amitié
C’est lorsque, dans une relation entre deux personnes, l’une est intéressée à plus que de l’amitié, tandis que l’autre s’en contente très bien. On entend souvent cette expression venant d’une personne déçue, voire amère d’avoir été, en langage commun, friendzonée. La zone de l’amitié est perçue comme une sorte de prix de consolation. C’est un coût à payer pour demeurer proche de la personne convoitée, alors que l’amitié est pourtant une avenue plus que convenable. Elle est même enviable. Offrir son amitié, c’est un geste puissant et cela signifie que l’on compte beaucoup pour cette personne. Ce qui n’est pas rien.
On perçoit les relations amicales comme un moindre mal plutôt que comme une chose à chérir et à valoriser et cela fait en sorte qu’on leur donne une moindre valeur. Face à l’amour, elles ne font pas le poids. Alors qu’au contraire, elles sont souvent plus solides et ont une plus grande longévité que de nombreuses histoires d’amour…
Des idées à dépoussiérer
On pourrait résumer en disant : oui, les amitiés hommes-femmes sont possibles, elles sont même souhaitables! On devrait pouvoir être ami.e. avec qui l’on veut, peu importe son genre, son sexe et son orientation sexuelle. Pour cela, il faut secouer les idées reçues et sortir des narratifs toxiques qui nous maintiennent à l’intérieur de scénarios prévisibles et qui tournent en rond. L’amitié doit être célébrée au même titre que l’amour; elle est aussi puissante, porteuse et, souvent, plus émancipatrice. Ne l’oublions pas.