Déjà entendu parler de « syndrome de la princesse » ? De parcoprésie ? De shy bowel syndrome ? Ce sont tous des termes qui font référence à une activité fort terre à terre et banale. Activité qui, pourtant, est encore entourée de tabous. Oui, on parle bien ici de couler un bronze, d’aller à la selle, de déféquer. Bref, vous l’aurez compris; de faire caca. En fait, cela fait plus précisément référence à la gêne et la honte liées à cette occupation plutôt triviale. Bien des gens ont encore de la difficulté à faire leurs besoins dans les toilettes publiques et, parfois même, à la maison. Ce problème est encore plus fréquent chez les femmes* qui sont souvent victimes de poop shaming, c’est-à-dire la honte de faire caca. Je vous explique ce que cela signifie, d’où cela vient et, surtout, quelles sont les conséquences de cette stigmatisation.
* J’utilise le mot femmes pour être fidèle aux termes utilisés dans les études et articles nommés.
Un stress bien réel
Ce que l’on entend exactement par poop shaming, c’est le sentiment de gêne et de honte chez la personne qui doit aller aux toilettes pour déféquer. Au point même de s’en empêcher, et ce, même si elle ressent le besoin d’évacuer. C’est que, socialement parlant, il existe bel et bien un tabou autour de la défécation. Que ce soit dans les lieux publics (travail, école), chez des ami.es et même chez soi, quand on reçoit des gens (ami.es, nouveau.nouvelle partenaire sexuel.le., etc.) Entendons-nous; personne ne se cache dans les toilettes pour prendre en flagrant délit celui ou celle qui sort de la toilette après avoir effectué un #2 en la pointant du doigt tout en criant ah-ah! On parle plutôt ici d’une crainte excessive qui vient, entre autres, de stéréotypes de genre bien ancrés dans notre société.
En effet, on va souvent dire ceci à la blague : « on le sait bien; les femmes ne font pas caca ». Si on lance souvent ceci comme une boutade soulignant le ridicule d’une telle affirmation, il demeure que c’est réel; une majorité de femmes sont mal à l’aise lorsque vient le temps de répondre à ce besoin – naturel et normal, rappelons-le! C’est ce qu’a constaté l’Ifop, spécialisée dans les études de marché et sondages en France, avec son enquête sur 1010 Français et Françaises pour la compagnie Diogène France. Elle s’est particulièrement intéressée au poop shaming, qu’on nomme parfois aussi parcoprésie.
L’étude, savamment intitulée Caca Non Grata… Le poop-shaming à l’heure du COVID, une problématique de genre, fait état d’une différence marquée entre les femmes et les hommes. Par exemple, 56% des femmes contre 42% des hommes sont gênées de « déféquer dans une situation de non-intimité ». Les femmes sont non seulement mal à l’aise des bruits et de l’odeur qu’elles peuvent provoquer, mais surtout, de l’image qu’on peut avoir d’elles à la selle (63% des femmes contre 52% des hommes). Mais d’où vient ce sentiment?
Une histoire de sexisme et de classisme
Laurent Turcot, historien et créateur de la chaîne YouTube L’histoire nous le dira explique que, dès le 16e siècle, s’installe une pudeur autour de ce qu’il nomme le « bas corporel ». On entre dans une époque beaucoup plus conservatrice pendant laquelle on va se mettre à édicter des règles de bienséance et pointer des comportements à proscrire. Selon Turcot, si avant on s’éloignait pour déféquer à cause de l’odeur, à ce moment on le fait plutôt par volonté d’intimité, car on estime que les corps – et particulièrement les bas de corps – doivent être cachés. De plus, il explique qu’avec le temps, la merde prendra une nouvelle codification: on va se mettre à l’associer à la crasse et donc, à la classe ouvrière et aux gens pauvres.
C’est également ce que constate Barbara Penner, historienne de l’architecture et autrice du livre Bathroom (2013). Dans le balado Body Stuff, animé par la gynécologue-obstétricienne Jen Gunther, Penner raconte que c’est à l’époque victorienne que s’opère un changement important : alors qu’avant les toilettes étaient majoritairement extérieures et communes (des outhouses ou back houses), on installe de plus en plus de lieux d’aisance dans les maisons. Ainsi, les personnes riches ont accès à ces commodités, mais pas la classe ouvrière. C’est aussi à ce moment qu’on commence à en savoir plus sur la propagation des maladies.
En effet, l’ère victorienne est souvent perçue comme celle de la peur des germes, mais elle est aussi celle qui s’intéresse beaucoup aux bactéries. L’hygiène prend alors une énorme importance. On met alors une distance entre les corps qui sont perçus comme des sources potentielles de maladie. D’autres améliorations seront apportées aux toilettes pour nous éloigner de nos déchets. On pense à la première toilette avec chasse d’eau. Elle fera fureur à l’Exposition universelle de Londres en 1851. À tel point que des installations sanitaires seront même placées dans la ville (des Public Waiting Rooms). Par contre, celles-ci seront disponibles… seulement pour les hommes.
En effet, les femmes sont associées à la sphère privée, soit la maison, et les hommes, à la sphère publique. Fournir des toilettes à ces dernières n’est donc pas perçu comme une nécessité. D’autant plus qu’à l’époque, selon Penner, « les vraies femmes n’étaient pas censées s’asseoir délicatement et faire caca n’importe où. » (traduction libre) Ce qu’on en comprend, c’est que la féminité ne va pas de pair avec la trivialité des petits (et gros) besoins.
À LIRE ÉGALEMENT : Pourquoi y’a-t-il encore des tabous autour des menstruations ?
La faute à qui? Le pootriarchy!
C’est le savoureux jeu de mots que proposent Jessica Bennett et Amanda McCall, deux journalistes du New York Times, dans un article de 2019 intitulé Women Poop. Sometimes at work. Get over it. Elles expliquent que la honte de déféquer n’est pas innée chez les filles; elle est acquise. Cela se fait au sein d’une société patriarcale qui leur apprend très jeune que leur corps est source de honte; pensons seulement à la gêne et au dégoût liés aux menstruations ou, encore, à la notion de virginité – on salue le rappeur TI au passage – qui perdure. Bennett et McCall rapportent aussi qu’on entraîne souvent les petites filles à être propres à un plus jeune âge que les garçons. On leur apprend également « à soigneusement contenir leurs fonctions corporelles. » (traduction libre) Cela inclut les flatulences, souvent perçues comme hilarantes chez les garçons, mais gênantes chez les filles.
Même en 2021, on continue de faire semblant et se dire que les femmes font seulement pipi. Pas pour rien que l’été dernier, la compagnie Garden of Life – qui vend des suppléments et vitamines – a lancé une campagne publicitaire qui adresse directement le problème. En utilisant le mot-clic #Poopowerment, l’entreprise a mis en ligne une vidéo dans laquelle on voit plusieurs femmes qui s’adressent directement à la caméra… tout en étant sur le trône. « It’s 2021, I think everyone knows that women poop » dit l’une. « I love pooping! » lance une autre. Sans surprise, la publicité a été censurée.
Par contre, le constat qui a poussé Garden of Life à s’attaquer au poop shaming demeure. La compagnie a réalisé que « 80% des femmes souffrent de problèmes digestifs assez importants pour perturber leur vie » (traduction libre), rapporte le magazine Fast Company qui analyse la pub en question. En effet, au-delà du fait que le poop shaming est une problématique sexiste importante, il faut savoir qu’elle crée aussi de véritables problèmes de santé chez celles que ça touche.
Parcoprésie et cie
Des termes plus scientifiques existent pour parler de poop shaming. On a la parcoprésie. La rétention fécale psychogène. Le shy bowel syndrome. Ces différentes appellations existent parce qu’il y a des conséquences médicales tangibles et documentées. Les femmes sont beaucoup plus nombreuses à souffrir du syndrome du côlon irritable et de maladies inflammatoires de l’intestin. Les problèmes de constipation sont également très fréquents chez ces dernières. Selon Healthline, retenir constamment ses selles peut avoir un impact important sur la santé intestinale. Les retenir trop longtemps peut également amener des conséquences fâcheuses comme l’apparition d’hémorroïdes et de fissures anales.
Bien sûr, il y a aussi des conséquences psychologiques. Cela crée du stress et de l’anxiété. On parle de « syndrome de la princesse », ce qui fait état d’un double jugement qui pèse sur les épaules des personnes qui vivent le poop shaming. D’une part, on lance le message que c’est honteux qu’une femme fasse ses besoins. De l’autre, on l’accuse la personne de « faire sa princesse ». C’est-à-dire d’être trop prétentieuse et de lever le nez sur un geste trivial. Au final on ne s’en sort jamais vraiment; il y a toujours quelque chose qui cloche dans les attentes liées à la féminité.
En plus du grand malaise autour du caca féminin, d’autres éléments font en sorte que le sexisme aux toilettes doit être pris au sérieux. L’autrice du livre Women Don’t Poop & Other Lies (2020), Bonnie Miller, suggère offre quelques exemples. Les femmes attendent beaucoup plus longtemps en file que les hommes pour accéder à une toilette. Les toilettes sont conçues pour accommoder des corps masculins, même si le temps qu’on y passe est deux fois plus long pour les femmes que pour les hommes. De plus, les menstruations sont encore tabou, mais elles sont aussi synonymes de diarrhées et de selles abondantes. Cela crée une double gestion de la honte et la gêne (si l’on peut dire ça comme ça).
Tout le monde fait caca 💩
En résumé, c’est simple : tout le monde fait caca. Arrêtons de chipoter avec ça; embrassons le fait qu’on est humain.e.s et que ça fait partie de la vie. Plus facile à dire qu’à faire, j’en conviens. Mais notre santé s’en ressent et, collectivement, ça nous coûte vachement cher; en énergie, en temps, en stress, en soins médicaux, etc. Souhaitons-nous collectivement un lâcher-prise qui pourrait être bénéfique. Et, pour mener à bien cette entreprise, il n’y a vraisemblablement qu’un seul mot à dire: merde!
Pour aller plus loin…
Le balado Unladylike se penche sur le sujet
Women Have So Much To Say About Poop, We’re Just Afraid To Say It
Anxiety about Pooping : How To Deal With It and Stay Regular